Quel est le point commun entre l’exploration de la Rome antique en réalité virtuelle, la cartographie de réseaux d’écrivains et de philosophes à l’époque des Lumières, l’analyse de décisions de justice pour faciliter le travail d’un avocat, ou celle de discours et de sentiments véhiculés sur les réseaux sociaux ? La réponse réside dans le fait que tous ces projets, bien qu’issus de domaines a priori étrangers les uns aux autres, peuvent être regroupés sous une étiquette commune : les « humanités numériques ». Les définitions qui en sont proposées varient souvent légèrement suivant les auteurs, mais il est possible, au sens large et pour schématiser, de les décrire comme un champ de recherche dédié à l’étude des objets traditionnels des sciences humaines et sociales (SHS), au moyen des possibilités offertes par les nouvelles technologies – en général – et par l’informatique – en particulier. Dans une acception un peu plus étroite, cela désigne tantôt l’analyse et la représentation de données (data science) afin de répondre à des questions de recherche propres aux SHS, tantôt la mise en valeur de contenus patrimoniaux et culturels, tantôt encore des techniques relatives à l’accessibilité de ressources documentaires. En réalité, chaque domaine professionnel ou académique tend à adopter une définition des humanités numériques qui correspond à l’usage qu’il en fait habituellement.
Au-delà des usages sectoriels, les humanités numériques s’imposent de plus en plus comme une discipline à part entière, avec l’apparition de centres de recherche, de laboratoires[1] et de revues qui lui sont dédiés. Ce domaine tend même à s’affirmer comme l’une des priorités stratégiques de la recherche contemporaine en SHS, en tant qu’intégration privilégiée du digital turn par ces disciplines. Ce besoin croissant est d’ailleurs à l’origine des formations spécialisées qui existent désormais dans un certain nombre d’établissements d’enseignement supérieur[2]. Par leur dimension ludique et intuitive, les humanités numériques constituent en outre un formidable outil au service de l’événementialisation du patrimoine et de la culture, ce qui explique le vif intérêt qu’elles suscitent auprès des institutions évoluant dans ces secteurs.
Pourtant, par son extension très large, cette nouvelle discipline pourrait apparaître suspecte, voire effrayante. Suspecte d’abord, en particulier aux yeux des chercheurs, puisque, d’après le fameux adage, « qui trop embrasse mal étreint ». Celui qui prétendrait traiter de domaines aussi variés que ceux que nous venons d’évoquer ne risquerait-il pas, en effet, de tomber dans l’écueil de la dispersion, voire du dilettantisme, au détriment de la qualité de productions qui nécessitent une spécialisation poussée ? Et n’est-il pas effrayant de prétendre imposer à ceux qui maîtrisent déjà un domaine de spécialité, au prix de nombreuses années de labeur constant, de s’aventurer dans l’acquisition de compétences supplémentaires, notamment informatiques ? Beaucoup s’imaginent en effet que cela supposerait un nouvel investissement initial, particulièrement lourd, ainsi qu’une actualisation constante.
Disons-le d’emblée, ces deux reproches sont en partie fondés, et les deux écueils mentionnés existent bel et bien. Pour autant, comme dans bien d’autres domaines liés à la technologie, il serait dommage de se priver d’outils extrêmement puissants et bénéfiques au prétexte que leur maniement pourrait s’avérer coûteux ou délicat : on n’a rien sans rien, et dans un monde de plus en plus concurrentiel au plan technologique, il faut s’avoir s’adapter, y compris par l’acquisition de telles compétences – à titre individuel ou dans le cadre d’un centre de recherche – pour rester dans la course.
Plus largement, comme jadis la maîtrise des humanités classiques, l’acquisition d’une culture technologique fondamentale est devenue un bagage obligé de « l’honnête homme » d’aujourd’hui. La langue anglaise possède même une palette d’expressions désignant une nouvelle forme d’« alphabétisation » associée à l’informatisation de nos sociétés : ainsi de la data literacy (littératie des données) ou de la computer literacy (littératie numérique ou des « ordinateurs ») – notons que les deux expressions, bien que voisines, n’ont pas exactement le même sens, la seconde étant beaucoup plus large que la première. Bien évidemment, les besoins et les enjeux d’une telle « littératie » – ou alphabétisation – numérique sont susceptibles de varier selon la profession et les besoins propres de chacun. À bien y réfléchir, les humanités numériques pourraient être considérées, d’une certaine manière, comme l’une des dimensions centrales de la littératie numérique qui sera, à n’en pas douter, de plus en plus requise de la part des chercheurs en SHS au cours des années à venir.
Il n’en demeure pas moins qu’ici comme en beaucoup de domaines, la maxime « beaucoup d’appelés, peu d’élus » s’applique malheureusement trop parfaitement. Une des raisons principales réside dans le manque de connaissances générales sur le sujet. On n’aime, ou l’on ne peut aimer, que ce que l’on connaît, mais comment connaître si personne ne proclame ? Avant de prétendre diffuser la pratique des humanités numériques, il convient donc d’en éclairer la définition.
Tel est l’objet du présent billet, et de ceux qui vont suivre. Il s’agira ici, au sens proprement étymologique, de proposer une petite méthode – methodos signifiant la « voie » ou le « chemin » – d’approche de cette nouvelle discipline, à l’usage des néophytes, en expliquant ce qu’elle est, et ce qu’il est possible de faire avec. N’est-il pas plus aisé d’explorer une contrée si l’on en détient une carte, même sommaire[3] ?
Mettons-donc au clair ce que l’on doit entendre par « humanités numériques » – de cerner leur définition et leur objet – avant de voir comment, et par quels moyens, il est possible d’en tirer le meilleur parti – d’en décrire le régime. Dans ce premier billet, nous nous pencherons uniquement sur la première question, celle de la compréhension de la notion que recouvre l’expression d’« humanités numériques ».
I. L’informatique au service des sciences humaines
C’est par l’effet d’un anglicisme, mais aux racines on ne peut plus classiques, que l’expression d’humanités numériques a fini par s’imposer comme l’appellation générique de cet ensemble de courants qui cherchent à valoriser les connaissances culturelles – au sens le plus large – à l’aide des technologies liées à l’informatique. Les anglophones désignent en effet par humanities[4] ce que les francophones appellent « sciences humaines et sociales » (SHS) – littérature, histoire, sociologie, droit, etc. – par opposition à un autre ensemble, celui des sciences « dures » ou « exactes ». En schématisant, on pourrait dire que le premier ensemble s’intéresse davantage à l’humain et à ce qui lui est relatif, et qu’il l’appréhende principalement au moyen du langage naturel et d’une approche qualitative, là où le second s’intéresse davantage aux réalités physiques et considère l’exactitude du langage mathématique comme la voie royale pour atteindre ses fins.
Cette dichotomie est à relativiser, mais elle rend globalement compte des orientations différenciées qui expliquent cette subdivision fondamentale des disciplines académiques. A bien y réfléchir, cette bipartition des sciences prolonge l’idée d’Aristote selon laquelle chaque objet d’étude a besoin d’une méthode propre qui découle de la nature même de l’objet que l’on cherche à étudier : à chaque objet, sa méthode.
L’une des caractéristiques évidentes des humanités numériques est qu’elles constituent un pont jeté au-dessus de cette division classique des SHS et des sciences exactes. Il n’en demeure pas moins que les humanités numériques relèvent à titre principal des sciences humaines, comme le révèle d’ailleurs leur nom : les « humanités » y conservent la place d’un substantif, là où les aspects « numériques » n’ont rang que d’adjectif. C’est qu’en effet, le centre de gravité des humanités numériques demeure la mise en valeur des objets traditionnels des SHS, au moyen des nouveaux instruments computationnels désormais à disposition.
La variété de ces instruments et de leurs objets possibles conduit à cette forme de caléidoscope des usages que nous avons décrit en introduction sous la forme d’un catalogue hétéroclite, au demeurant tout à fait incomplet, et pouvant donner l’idée que les humanités numériques ne seraient rien d’autre qu’un label assez flou, sorte de contenant abstrait sans contenu propre. Cela n’est vrai qu’autant que l’on ne rentre pas dans la compréhension de la réalité concrète des humanités numériques. Il nous paraît en effet essentiel de distinguer deux grandes manières d’aborder la pratique de ce champ disciplinaire. Si les divers usages qu’on y rencontre se recoupent souvent, ils ne doivent cependant pas être tout à fait confondus.
II. Ars et scientia : entre création de connaissances scientifiques et production de biens culturels
Les humanités numériques peuvent se pratiquer selon deux modalités différentes, selon que l’on y recherche une finalité strictement scientifique, ou plus artistique et pédagogique.
A. Scientia : les humanités numériques au service de la création scientifique
La première manière de pratiquer les humanités numériques est proprement scientifique, en ce qu’elle vise à la production de connaissances nouvelles. Elle consiste à interroger le dépôt traditionnel des connaissances et des ressources à la disposition des SHS au moyen de méthodes qui s’apparentent généralement à de la science des données (data science) entendue au sens large. Cet usage permettra d’atteindre deux types d’objectifs : soit d’ordre exploratoire, pour révéler des tendances, mettre en évidence des phénomènes de masse, des régularités cachées, des filiations, etc. ; soit d’ordre confirmatoire/infirmatoire : il s’agira alors de tester une hypothèse en vérifiant si tel ou tel schéma d’interprétation des faits est corroboré ou réfuté si l’on interroge les données d’une manière adaptée – se pose alors la question de la légitimité de l’adoption de telle ou telle approche. Dans cette perspective, la finalité du processus est orientée vers l’obtention d’une nouvelle ressource scientifique : l’objectif est l’accroissement de la quantité des connaissances pures disponible. C’est là ce qui caractérise la dimension scientifique (scientia) des humanités numériques.
B. Ars : les humanités numériques comme technique de valorisation culturelle
La seconde manière de pratiquer les humanités numériques est davantage tournée vers la mise en valeur de ressources culturelles déjà existantes. Il s’agira alors soit de faciliter l’accès à ces dernières dans une optique de vulgarisation scientifique, soit de susciter de l’intérêt pour ces connaissances autour de dispositifs conçus dans une perspective ludique ou événementielle. En ce sens, il ne s’agit plus tant de créer des connaissances nouvelles, que de faciliter la circulation de connaissances et de ressources patrimoniales. C’est typiquement le cas dans les dispositifs de réalité augmentée qui permettent de saisir de manière intuitive ce que pouvait être la vie quotidienne dans une certaine ville à une époque donnée. Pour concevoir un dispositif immersif convaincant, il faudra d’abord collecter des données déjà connues dans le corpus scientifique des historiens ou des archéologues, et concevoir une simulation qui intègre l’état de la science de manière respectueuse : aucune autre connaissance nouvelle n’est ajoutée au dépôt de la science, mais la connaissance préexistante des spécialistes se trouve, au moins en partie, rendue plus accessible auprès des destinataires – qu’il s’agisse du grand public ou d’un lectorat spécialisé. Le savoir grandit alors non pas par voie de découverte objective, mais de diffusion intersubjective et de multiplication de l’existant. Dans cette perspective, les humanités numériques ne sont plus tant le nom d’une science que celui d’un art, au double sens d’un savoir-faire technique et d’une activité de production esthétique. Le résultat du processus n’est donc plus vraiment la production de connaissances scientifiques, mais celle de biens culturels[5] d’un genre nouveau, à la croisée de la science et du patrimoine. En ce second sens, on pourrait ainsi se risquer à définir les humanités numériques comme une activité de production de biens culturels nouveaux à partir de biens culturels ou de connaissances scientifiques préexistants.
Ajoutons également que cette fonction de mise en valeur de ressources culturelles, si elle peut très bien n’être recherchée que pour elle-même, de façon purement autonome – par exemple dans une optique de vulgarisation ou d’événementialisation culturelle – peut tout autant servir d’auxiliaire dans le cadre de la poursuite d’une finalité purement scientifique. L’accès à de la connaissance préexistante est en effet une dimension essentielle de la démarche de création de connaissance, dont elle constitue un préalable nécessaire. En ce sens, il est donc possible de dire que la fonction d’accès et de valorisation de ressources culturelles participe pour une part, à titre ancillaire, de la fonction de production de connaissances.
Enfin, mentionnons également les ponts évidents qui existent entre certaines des pratiques qui sont propres aux humanités numériques, et certains secteurs industriels et commerciaux relevant de la société du service et de la connaissance, souvent désignés sous le nom d’un domaine d’activité (médecine, finance, etc.) assorti du suffixe « -tech » pour technology. L’exemple de l’analyse de contenus juridiques, évoqué en introduction, en constitue une bonne illustration dans le secteur de la « legaltech ».
Lire la suite de cette présentation des humanités numériques dans : “L’histoire et la méthode : de pratiques isolées à une discipline organisée”.
Proposition de citation : Lombart Alexis, Humanités numériques/Digital Humanities (partie 1) : La notion : l’informatique au service de la culture et des sciences humaines, Blog du LexTech Institute, 13.03.2025
[1] C’est ainsi que le LexTech Institute abrite en son sein un Digital Humanities Lab. On trouvera sur cette page un certain nombre de publications relatives à des projets passés ou en cours.
[2] A divers degrés d’étude : Bachelor (UniNE), Master (Ecole des Chartes-PSL) ou doctorat (EPFL).
[3] Il nous est désormais possible de réaliser une telle cartographie, ayant nous-même été le porteur principal du projet Bordeaux Humanités Numériques à l’Université de Bordeaux entre 2021 et 2023. Ce projet a permis de constituer un réseau d’échange international et de créer des coopérations autour des humanités numériques dans les universités partenaires.
[4] Notons au passage que le monde anglo-saxon opère également une sous-distinction entre social sciences et humanities, que l’expression « sciences humaines et sociales » désigne indifféremment et qui n’est pas réellement pertinente dans le monde académique francophone.
[5] Nous n’entendons pas l’expression de « bien culturel » dans le sens juridique que lui confère, par exemple, la Loi suisse sur le transfert des biens culturels (LTBC), mais dans la perspective plus sociologique de biens et de services à finalité culturelle, lato sensu.
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